Comme tous vos prédécesseurs, à un moment ou à un autre vous arrivez aux commandes… plutôt de force que de gré, non ?
Et comme vos prédécesseurs, vous n’avez pas eu vraiment de formation. C’est « normal », la régulation est considérée comme quelque chose d’évident… mais curieusement, il n’y a pas grand monde volontaire, spontanément, pour s’y rendre. D’ailleurs, ça aussi c’est normal (on verra plus loin pourquoi…).
Quand je suis arrivé moi-même à ce poste, on m’a expliqué clairement les choses :
« Tu t’assois là, et quand le téléphone sonne, tu réponds… Bon, ben… salut ! »
C’est difficile de faire plus condensé comme formation… Moi, bonne poire, j’ai fait ce qu’on m’a dit : j’ai répondu. Je me souviens très bien des 2 premiers appels :
D’abord une personne inconsciente ; impossible de la réveiller… OK, je vous envoie un « senior » : au final, il s’agissait d’une PC lors d’un enterrement…
Ensuite, appel d’une clinique privée pour mutation d’une sortie de bloc, « légèrement » instable… OK, je vous envoie un interne (à cette époque, les internes sortaient seuls), qui me rappelle pour me faire savoir que la patiente en question présentait une EP massive, qu’elle était très très instable, et qu’il fallait vite (même très vite, si possible) lui envoyer un renfort.
Bon, après une sur-évaluation et une sous-évaluation, j’ai pu commencer à « ajuster » ma manière de réguler.
Déjà, on peut noter que l’exercice nécessite de prendre de la distance par rapport à la demande, car ce qui est transmis par l’appelant est souvent loin de la réalité.
Donc, premier point négatif : on n’a que la parole d’un inconnu (ou pire d’une inconnue — c’est de l’humour, c’est de l’humour…) pour faire l’approche diagnostique (jamais de diagnostic à la régulation, car c’est impossible sans la clinique). D’ailleurs, on ne demande pas au régulateur de faire de la médecine, on lui demande d’apporter une réponse simple : un conseil ou un moyen. Il doit prendre une décision (qui peut être bonne… ou mauvaise) devant une situation pour laquelle il n’a que l’échange téléphonique pour l’évaluer, et, c’est recommandé, prendre la décision (qui peut être bonne… ou mauvaise) rapidement.
Deuxième point négatif : l’erreur est humaine. En fait, ce qui est négatif, c’est que nous sommes humains. Comme on dit, il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne font pas d’erreur… C’est pas faux ! Bref, voilà le premier axiome de la régulation : vous allez vous tromper. C’est une nécessité. C’est à la fois inquiétant, mais aussi rassurant ; en effet, cela signifie que TOUS les régulateurs se trompent (vous pouvez vérifier auprès des anciens, tous ont des cadavres dans le placard — ici, ce n’est pas une image… sauf pour le placard)
Point négatif suivant (c’est le troisième, mais il y en a beaucoup, malheureusement) : une fois que l’on connait la fin de l’histoire, c’est toujours « évident » que le régulateur aurait dû prendre une autre décision, quand il n’a pas pris la bonne. Ben tiens, ça nous amène à un autre point négatif : impossible de discuter, parce que ceux qui vous enfoncent, ce sont ceux qui ne régulent jamais (ceux qui régulent… savent, eux). Dans ceux-là, on peut trouver des policiers, des magistrats, ou même des médecins (« experts »), et jusqu’ à des professeurs (qui sont parfois aussi dans la catégorie précédente). Donc il est illusoire de se défendre devant qui ne peut pas comprendre.
Mais au fond, cela n’a pas beaucoup d’importance, car ce qui compte, c’est d’avoir sa conscience pour soi. Et, à moins d’avoir affaire à quelque psychopathe égaré, je n’ai jamais vu encore de régulateur prendre une décision avec l’idée de nuire au patient. Qu’il ait pu faire une erreur d’évaluation, c’est tout simplement humain (voir plus haut), et — malheureusement pour tous — inévitable, à un moment ou à un autre.
J’ai d’ailleurs dit que je considérais la régulation un peu comme un jeu. Attention, pas dans le sens d’un amusement, d’une distraction, mais dans le sens d’une activité dans laquelle on peut PERDRE. Et, sauf encore une fois si on a affaire à quelque pervers, on ne joue pas pour perdre. Parce que le problème, c’est que les dés sont pipés : nous n’avons pas toutes les données (cliniques), tant s’en faut, et nous allons être jugé comme si nous les avions eues. Mais ce n’est pas le seul problème : il y a aussi que quand on perd, on perd parfois gros ; d’ailleurs le montant de cette « perte » est corrélé à la hauteur de la perte du patient. Pour être plus clair, lorsque ce dernier perd sa vie, vous, vous perdez votre sommeil, votre joie de vivre. Et le fait que les autres — cités plus haut — vous tombent dessus, est le « petit plus » du montant de votre perte.
Puisque nous avons parlé de jeu et de perdants, se pourrait-il qu’il y ait des gagnants ?
Réponse : je ne sais pas…
J’ai imaginé, au début, que ce système permettait à la société de gérer la demande médicale urgente.
C’est vrai que la régulation médicale peut être considérée comme un tri, comme à l’accueil d’un service d’urgence. Sauf que là — je me répète expressément — la régulation téléphonique est, par définition, privée de la clinique.
J’ai vu évolué ce système jusqu’à la perversion : au début les conseils étaient « de bon sens». Puis, progressivement, devant le nombre de plus en plus élevé de plaintes, les régulateurs même « bons » au départ, sont devenus « frileux », et ont fini par devenir ordonnateurs de dépenses… surajoutées ! Par exemple, sachant qu’il y a obligation de moyens, certains régulateurs insistaient pour envoyer le médecin de garde alors que la demande était simplement un conseil téléphonique… que le dit régulateur ne voulait plus dispenser devant la responsabilité qui le submergeait totalement (beaucoup trop risqué…).
La régulation, comme le transfert néonatal, fait partie des activités les plus risquées. C’est d’ailleurs peut-être un peu pour cela qu’elle n’est pas beaucoup prisée… Toutes les conversations sont enregistrées, les moyens d’approche diagnostique sont limités à l’interrogatoire, le temps de réflexion est limité (par l’urgence… et par les autres lignes qui attendent). Si l’on ajoute qu’il faut traiter plusieurs affaires simultanément (recevoir les bilans d’intervention, chercher les places, et continuer la régulation) en essayant de ne rien oublier — surtout quand ça chauffe — , tout y est pour ne pas travailler sereinement.
Maintenant, parlons des conditions de travail (je ne précise plus qu’il s’agit encore de points négatifs, sinon personne ne lira jusqu’au bout…) : L’ambiance au CRRA est « électrique ». Tension, urgence, énervement, fatigue, se transmettent de poste en poste, jusqu’à celui du régulateur. Fin de la chaine, mais également LE responsable, le régulateur doit gérer tout ce qui se passe dans le standard, et à l’extérieur. Inutile de dire que le poids est insupportable ! Enfin, si on se considère vraiment comme le seul responsable de tout, car là encore, on peut utiliser la métaphore du jeu : les règles sont déraisonnables, impossible à suivre, mais nous sommes obligés de jouer… pas de respecter les règles.
Sachant qu’il est impossible de tout contrôler (ou alors 30 minutes seulement), pourquoi ceux qui font les règles l’exigent ? Il leur appartient de répondre… mais il m’appartient de faire tourner le poste quand j’y suis ! DONC : j’assume les responsabilités, mais je fais confiance à ceux qui rament avec moi. Je n’essaie même pas de savoir si tout ce qui doit être fait l’est, car c’est impossible. Le contrôle est « global », comme quand on conduit un véhicule : on ne se concentre pas sur tout ce que l’on fait ou tout ce qui se passe autour. Un conseil : libérez-vous vite de l’idée de toute puissance, d’un contrôle absolu, total, de tout ce qui se passe au CRRA. C’est possible, mais c’est l’épuisement assuré en moins d’une heure, donc c’est improductif.
Autre conseil : ne vous laissez pas submerger par l’agacement lié à la pression des appels (en quantité et qualité), car la seule conséquence possible de l’énervement, à ce poste, est le cercle vicieux : vous transmettez votre mauvaise humeur autour de vous et inévitablement elle vous revient un peu plus grande ! C’est imparable, car nous fonctionnons tous ainsi. Donc un peu de recul permet de rendre l’atmosphère un peu moins électrique, d’autant que le régulateur a ce pouvoir. Comme le disait un ancien PARM, c’est lui qui donne le la : un régulateur tendu donne un CRRA tendu ; un régulateur détendu donne un CRRA détendu. Notez bien cela, car il se pourrait que ce soit le seul point positif du poste…
La pratique :
Fort de ce que nous venons de voir, vous êtes maintenant calme et détendu, car responsable mais pas coupable, condamnable mais pas par vos pairs (finalement les seuls moralement habilités à le faire).
Reste la pratique…
En fait les choses sont simples. Il faut
1- du bon sens
2- du bon sens
3- et du bon sens…
Il faut faire comme vous souhaiteriez que l’on fasse pour vous, ou l’un de vos proches.
Sinon, il existe aussi quelques subtilités, comme par exemple ne jamais suggérer une réponse : évitez les « Alors, ça vous serre la poitrine ? ». Dites plutôt : « Ça fait quoi ? Ça pique, ça brûle ? », comme ça s’il répond « Non, ça serre », envoyez donc une équipe. D’ailleurs, au passage, si vous envoyez une équipe, n’oubliez pas de faire prendre de l’aspirine per os (c’est un des rares conseils téléphoniques efficaces que l’on peut donner, faut en profiter !)
Toujours sur le même sujet de la douleur thoracique, la « règle » c’est d’envoyer sur toutes les douleurs thoraciques… Inutile de dire que ce serait synonyme de « SMUR vide en permanence », donc cela fait partie des règles qu’il ne faut pas suivre systématiquement (voire même… systématiquement ne pas suivre !) ce qui ne dispense pas d’un interrogatoire sérieux — notamment concernant sueurs et pâleur… signes associés très fiables.
Autres conseils pratiques :
Il est toujours préférable, bien que pas toujours possible, de parler directement avec le patient (les dyspnées aiguës se transforment parfois en eupnée objective…)
Nous sommes polyvalents, bien que pas très brillants dans chacune des spécialités, mais il est probable que là où nous sommes les plus nuls, c’est en psychiatrie. Alors, soyez modestes : expliquez à votre interlocuteur que ce n’est pas votre rayon et qu’il est donc inutile de rester longtemps au téléphone (sauf si ça vous amuse…). L’avantage c’est qu’il n’aura personne à manipuler et qu’il acceptera parfois l’unique solution que vous pouvez proposer (revoir son psy préféré, appeler un médecin, ou accepter le transport par ambulance).
Si le problème est un problème d’agitation nécessitant un médecin pour établissement d’un certificat d’HDT… bon courage ! Le problème est ancien, mais personne n’a de solution (préparez-vous à être occupé pendant quelques heures). C’est l’exemple même où tout le monde se renvoie la balle (même cinéma pour la découverte de cadavre), et où chaque fois la solution est « originale »…
Autre point qui me tient à coeur : chacun fait ce qu’il veut, mais pour ma part, je n’ai jamais « menti sur la marchandise » : on n’annonce pas au médecin du service receveur un fringuant septuagénaire quand il s’agit d’un nonagénaire grabataire. La malhonnêteté ne paie pas à long terme… Par contre, il n’est pas inutile d’être sincère, et de dire, par exemple, que nous ne sommes tous pas très fier de l’issue d’une réanimation, mais que ce qui est fait est fait… Après un silence (qu’il ne faut surtout pas rompre… sauf pour en rajouter : « je sais, c’est pas un cadeau… »), votre interlocuteur aura parfois pitié de vous et vous sortira de votre galère. N’oubliez pas de bien remercier la dame ou le monsieur !
Enfin, n’hésitez pas à parasiter les anciens : ils disent que ça les fait chier, mais c’est même pas vrai ; ils ont plein de ficelles à eux, qu’il est d’ailleurs dommage que nous ne mettions pas en commun… mais c’est une autre histoire.
La théorie de la pratique au cas par cas se trouve dans le guide de la régulation médicale, ouvrage d’aide situé au bout d’une chainette à gauche du poste de régulateur. Je vous déconseille toutefois d’utiliser la partie « conversation en langue étrangère »… car il est probable que vous ne compreniez rien à une éventuelle réponse ! On dit qu’à l’impossible nul n’est tenu, et, comme c’est le cas ici, il arrive que la régulation soit impossible (même, parfois, en bon français…) : dès que vous vous en rendez compte, abrégez et envoyez un moyen (souvent VSAV) qui vous servira d’observateur, sinon vous ne ferez que perdre inutilement du temps.
Pour le reste, on apprend en pratiquant, donc bonne pratique…
Et bienvenus au club !