Pas facile ce métier-là. Le travail peut sembler un peu identique à celui de la « porte » (terme désuet qui s’est modernisé en devenant le SAU), mais on note beaucoup de différences. La plus évidente, les conditions de travail : jamais au même endroit, dans des conditions atmosphériques variables, dans un milieu inadapté aux soins voire parfois hostile, et surtout loin d’un éventuel renfort d’une personne plus qualifiée. On peut ajouter l’incertitude sur la nature du problème à traiter jusqu’au moment de la confrontation (on arrive sur les lieux et la mort subite devient une convulsion hyperthermique, l’hématémèse devient épilepsie, la dyspnée aiguë devient hystérie ou ACR, la douleur thoracique devient anxiété, la TS devient overdose, le petit AVP devient plan rouge… et inversement !)
Bref, il manque un pistolet sur la tempe et on serait parfaitement détendu.
J’ai souvent dit que l’urgentiste est « un bon en rien… mais aussi un nul en rien ». Un peu de chaque spécialité, ce qui nous permet souvent de passer pour des peintres (surtout avec nos tenues) auprès de certains collègues spécialistes qui, eux, sont nuls en bien d’autres domaines que le leur. (Non, je n’ai pas parlé de cardiologues en particulier… en tout cas pas de ceux qui ont fait du SMUR pendant leur formation, c’est sûr.)
Il arrive à tout le monde de faire des erreurs, au point même qu’après avoir eu des insomnies, on arrive à se demander s’il ne serait pas préférable de changer de métier… Une des réponses possibles est que l’expérience s’acquière, et que cette erreur-là vous êtes sûr de ne plus la refaire. Cela vous rend, sur cette question, beaucoup plus compétents que ceux qui n’ont pas encore fait l’erreur… Il est donc très dur, mais logique, de persévérer.
L’avantage de ce métier est de remettre son ego à sa place : si nous avons l’impression d’être « hyperfort » parce que tout s’est bien déroulé pendant une intervention, la suivante ne manquera pas de nous montrer que nous sommes « hypernul » (rien n’a fonctionné, même pas la voie veineuse)… jusqu’à ce que l’on accepte d’être « hypernormal ».
La compassion est une valeur humaniste, mais elle nécessite d’être justifiée. Je m’explique : il m’est arrivé, par exemple, de compatir avec une « nounou » bouleversée par les convulsions d’un enfant apyrétique… qui s’avéra être un enfant secoué… par la nourrice d’après l’enquête. Ce n’est qu’un exemple, mais parmi tellement d’autres que j’essaie de rester neutre face à des situations dramatiques, certes, mais dont je ne connais rien.
D’ailleurs, un jour le psychologue du service m’a expliqué qu’il fallait être « contenant » face au traumatisme psychologique : « Si même vous, professionnels, ne pouvez pas ne pas vous effondrer devant ce drame qui touche l’entourage, vous leur signifiez qu’eux-même ne le pourront jamais. » On devrait écouter les psychologues, surtout quand on est jeune dans le métier (les vieux ont découvert beaucoup de choses par la pratique et le bon sens… mais regrettent de n’avoir pas eu des outils plus tôt…)
Nous ne devons donc pas porter la misère du monde, pour raison d’auto-préservation mais aussi pour raison d’efficacité professionnelle.
Chacun voit sa mission comme il veut (ou comme il peut). Personnellement, je n’ai jamais râlé quand on m’a envoyé à tort sur une intervention ; je suis même très content s’il n’y a pas de blessé grave. Je n’ai jamais trouvé « fun » de me débattre au milieu de scènes dramatiques, et j’éprouve de l’incompréhension — voire de la suspicion — vis-à-vis de mes collègues ayant cette inclination (addiction ?).
Je n’ai jamais, non plus, eu le sentiment d’être un sauveur. Je me vois plus comme un professionnel qui n’a « sauvé » quelqu’un que parce qu’il est formé pour cela, et que c’était son tour de sortir…
Ce qui m’amène à une autre remarque : je ne me suis jamais « approprié » un malade : c’est toujours « un patient », pas « mon patient ». Pourquoi s’attacher à quelqu’un qu’on ne connait pas et qu’on ne reverra plus ? J’ai vu des médecins traiter « leur » malade comme la prunelle de leurs yeux, et pourrir à longueur de journées leurs équipiers quels qu’ils soient. Moi, je prends plutôt soin de mes collaborateurs, et je m’occupe plutôt « normalement » des patients.
Il faut aussi, pour faire ce métier, avoir le sens du travail en équipe : ne pas tout ramener à soi (même si on supporte toute la responsabilité de l’intervention, selon les textes) et il faut savoir bien gérer les compétences de chacun.
Beaucoup de « vieux » médecins, comme moi, ont connu l’époque où l’équipe était constituée d’un ambulancier et d’un médecin. Certains se sont plaint de l’arrivée de l’infirmier dans l’équipage, en arguant de la perte de la pratique des gestes. Je pense qu’il faut regarder l’intérêt du patient. Pour moi, l’infirmier me libère sur l’intervention : il commence à conditionner et à surveiller le patient, pendant que j’essaie de cerner l’environnement du problème. Combien de fois, par le passé, n’ai-je pas eu le temps de me préoccuper des conditions d’un accident, des antécédents d’un patient trop grave pour le quitter des yeux ou perdre du temps sur place ?
Autre vexation du « SMUR-iste » : il arrive souvent que le patient et son entourage ne connaissent absolument rien des antécédents médicaux, et souvent il n’existe aucune lettre explicative de médecin. Ne serait-ce pas une bonne idée de proposer que les médecins laissent un résumé de leur dossier aux patients fragiles ? En tout cas cela nous aiderait bien !
Le rapport avec les autres intervenants (pompiers, ambulanciers, forces de l’ordre) doit être cordial, toujours… C’est juste de l’arithmétique (au sens d’opération mathématique simple) : quand on fait tout pour que cela se passe bien, c’est toujours plus confortable pour tout le monde. Et cela laisse des traces, et peut même créer des liens sympathiques.
Comme pour la régulation, le médecin a le pouvoir de donner le ton de l’ambiance générale d’une intervention — détendue ou tendue.
On apprend qu’avant tout, en secourisme, il faut éviter le sur-accident. C’est vrai pour nous aussi, même si, au début, on a tendance à se précipiter sur le malade. On n’est pas, non plus, obligé de conditionner un blessé sous la pluie et par terre quand son état permet de s’installer dans un VSAV bien chaud. Il suffit de prendre 2 secondes de réflexion…
Le travail principal, le summum, le symbole presque de la profession, c’est la réanimation de l’arrêt cardio respiratoire. Quand j’ai commencé, on me disait que c’était le truc à bien connaître parce que, au pire, la pathologie évoluait vers cet état… et alors on se retrouvait en terrain connu puisqu’on savait faire ! On se rassurait comme on pouvait…
L’ACR est vraiment le problème le plus grave, en terme de décision thérapeutique, de retentissement personnel, et probablement le plus éludé. Il est trop « politiquement incorrect » d’aborder le problème de face.
D’abord, pourquoi autant d’hypocrisie sur la décision de réanimer : certains (plutôt anciens) ne réaniment plus après 80 ans, d’autres (plutôt jeunes) réaniment encore après 95 ans. Pourquoi ? Parce que la décision de commencer puis d’arrêter la réanimation restera un fardeau, un poids sur la conscience : aurais-je dû continuer encore un peu ? Et qui peut répondre à cette question ? Certainement pas un jeune médecin qui n’a pas encore d’expérience… et pourtant c’est ainsi que cela se passe tous les jours.
Personne n’aurait-il pensé qu’il pourrait être une bonne idée de mettre des limites consensuelles ? Ne serait-il pas plus simple et plus sain qu’une société décide pour tous ? Pourquoi laisser ce choix devenir aléatoire en fonction de l’ancienneté, de l’expérience ou des convictions de l’intervenant ? Et même si, comme pour la limite légale d’avortement, la limite est un peu arbitraire, elle aurait l’avantage de soulager la conscience du jeune (le vieux a appris à s’en accommoder avec le temps…), elle aurait aussi l’avantage d’éduquer la population qui a tendance à oublier que la durée de vie d’un être humain n’est pas illimitée. (J’ai un avis sur la question : je pense que les décideurs eux-mêmes sont incapables d’imaginer leur mort… car lorsque l’on accepte sa propre mort, on sait qu’après 80 ou 85 ans, si la vie a été mal remplie il est trop tard pour se rattraper — surtout quand on voit dans quel état on sort d’un ACR récupéré à cet âge —, et si la vie a été bien remplie, il n’y a rien à regretter en partant… Non ?)
De ce point de vue, je trouve que les Américains sont très en avance sur nous : un patient en ACR sans témoin est un mort. (Encore ce matin en régulation : dame de 96 ans retrouvée en ACR après ouverture de porte par les pompiers appelés par la fille qui n’avait pas de réponse depuis une heure… Vous devinez ? « Ah, non ! toubib… on a commencé la réa, c’est un médecin qui doit l’arrêter… On a des protocoles ! »)
Pour revenir aux pratiques transatlantiques, je trouve plutôt sain de laisser au patient le choix d’une réanimation agressive en cas d’aggravation d’une pathologie, par une inscription dans son dossier médical.
Je ne suis évidemment pas pour l’euthanasie incontrôlée, mais quel est ce droit qui oblige l’individu à vivre, comme si on ne pouvait pas disposer de sa propre vie ? Parce que je veux bien que la vie soit tellement importante, mais alors pourquoi ne pas se préoccuper réellement de la faim dans le monde (j’ai entendu, ce matin aussi, que le risque de soulèvement de populations n’ayant plus les moyens d’acheter des denrées alimentaires était majeur), et pourquoi des guerres dont on voit bien que la justification est exclusivement économique ?
Parlons un peu de la carrière. A l’hôpital, il y a un but que le jeune médecin veut atteindre, c’est celui de devenir PH. Cela s’appelle une carotte : on le met en compétition avec ses amis (qui deviennent du coup des ex-amis), on le fait bien travailler avec la certitude que certains auront fait ce qu’il faut mais n’auront rien. Normal, postes limités en nombre, et attribution parfois « nébuleuse »…
Le réel intérêt de la voie du PH, c’est de formater les prétendants. On demande d’écrire des articles (dont on se fout de l’intérêt, de la qualité, car c’est la quantité qui compte), sans se poser de questions ; en plus, cela permet à des noms de « briller ».
Lorsqu’on m’a demandé de publier, j’ai répondu que ce serait vraiment avec grand plaisir, mais que je n’avais rien d’intéressant à dire. En fait, bêtement, je pensais que la publication était un acte scientifique et civique, destiné à faire avancer les connaissances médicales, dans l’intérêt de la population.
Il faut appeler un chat un chat : une publication qui n’apporte rien est une production polluante. La pollution est ce qui ne sert à rien aux autres, et ce qui en plus les dérange (trop d’information tue l’information).
Donc sachez analyser avec un regard critique, et ne faites pas don, même pour un poste de PH éventuel, de votre honnêteté intellectuelle. Le prix est trop élevé.
Ou alors, il faudrait changer les règles : plutôt que de donner des points en fonction de la quantité d’articles, donnons des points en fonction de la qualité : cela pourrait permettre même de sanctionner (un article qui n’apporte rien : – 2 points !) ce qui serait dissuasif pour écrire n’importe quoi. Et ainsi, tous ceux qui se taisent permettraient à ceux qui ont vraiment quelque chose d’intéressant à dire d’avoir une meilleure chance d’être entendus.
Le temps nous fait oublier la réalité : on s’habitue, on ne fait plus attention, on trouve ce travail « normal ». Et puis un jour, une collègue me dit : « Il est quand même dur notre boulot !», et brusquement je me suis rendu compte qu’elle avait raison.
Même avec le temps, c’est toujours une agression envers soi-même que de vivre dans ces conditions de stress et de dérèglement des cycles biologiques.
Mais nous choisissons et nous continuons cette vie-là certainement pour de bonnes et de mauvaises raisons. Je ne m’étendrai pas sur les mauvaises (par exemple : besoin de reconnaissance ?) mais je voudrais dire que pour moi le contact avec la maladie grave et la mort me donne, par confrontation avec leur réalité, du recul pour remettre mes idées en place. Cela me fait prendre conscience de la banalité de mes problèmes, et aussi qu’il n’y a pas de temps à perdre en futilités (comme par exemple faire chier le monde, nuire à autrui, être en compétition — être un battant, un gagnant — pour les carottes qu’on me tend) et qu’il vaut mieux se faire du bien à soi ET à son entourage… non pas parce que Dieu (?) l’exige, mais parce que c’est plus sympa, donc plus rentable (arithmétique des plaisirs… selon Epicure).