À Philippe Jullian

Allez, je vous présente rapidement mon ami Philippe…

Philippe monte très vite dans les tours, comme on dit… et redescend tout aussi vite. Si je devais parler d’une personne soupe-au-lait, je parlerais de lui, c’est sûr !

Bon, ça c’est fait… Fallait que je commence par ça pour ne pas oublier parce que pas soupe-au-lait, c’est pas Philippe.

Pour le reste − l’essentiel − je dirais que ceux qui ont la chance, comme moi, d’être son ami… ont… de la chance ! Parce que je vous le dis, moi, ce gars là c’est un bon gars. Il est entier, généreux, joyeux, d’une amitié sans faille. Une preuve ? Il se préoccupe plus de ma santé que moi-même. Ben oui… quand les gens doivent passer une échographie, ils prennent rendez-vous. Moi non. Moi, je suis régulièrement convoqué par l’échographiste ! (Remarquez, je suis plutôt un bon « client » parce que j’ai toujours un calcul ou deux qui traine dans le rein…). Il est aussi urgentiste… Et excellent cuisinier amateur, parce que fin gourmet… Et un cycliste assez moyen (comme ceux de la bande dont je suis)… Et aussi il apprend à jouer du piano, mais je préfère ne pas en parler par respect (ou par pitié…) pour la musique.

Nous avons prévu quelques rencontres pour discuter philo, et j’ai l’impression qu’il est visiblement très pressé de commencer. Enfin, je pense qu’on discutera mais moi j’entends surtout déjà ses grands éclats de rire. Parce que l’entendre rire… ça c’est quelque chose !

Ah si, j’oubliais un défaut : il répète souvent que dans le temps c’était bien mieux, et que la mentalité n’était pas du tout la même à l’hôpital. En même temps, il n’a peut-être pas tort…

Cher Philippe,

Je ne compte plus combien de fois j’ai recommencé cette lettre… Au début, je me suis lancé dans le très académique procédé « hypothèse-antithèse-synthèse », jusqu’à ce que je me pose la question : Pourquoi ? (Tu verras plus loin que c’est une bonne question.) C’est vrai quoi, je ne fais pas une dissertation de philo, mais j’écris une lettre à un ami… qui me pose un question assez simple.

Donc je vais, juste après une petite définition quand même, commencer par la fin en te faisant part de mes conclusions. Ensuite, je t’expliquerai pourquoi je suis arrivé à ces conclusions, et ce que cette question m’inspire en pratique.

Je te rappelle que la question (facile…) était donc : « Le libre arbitre n’est-il pas une chimère ? »

Commençons par convenir, si tu veux bien, que le libre arbitre est la notion de liberté de l’individu dans ses propres choix, indépendamment donc de tout déterminisme (ou cause extérieure).

En guise de conclusion, je te répondrais que lorsque l’on a la chance d’être né favorisé, qu’on a eu le temps et la possibilité d’apprendre, qu’on s’est posé de bonnes questions (« pourquoi » plutôt que « comment »), et que l’on continue de remettre méthodiquement en cause ce qui est acquis, on gravit à chaque fois des degrés dans le libre arbitre… On devient de plus en plus autonome.

Le libre arbitre n’est donc, à mon avis, pas une chimère ; mais l’occasion de son expression est bien rare. Un certain degré de libre arbitre peut exister…  Mais encore faut-il le vouloir !

Je m’explique :

Un choix est la résultante du fonctionnement du cerveau associatif. Or la structure de ce cerveau − donc le fonctionnement qui en résulte − est dépendante de facteurs déterminés. Le hasard du lieu et du milieu où nait l’individu conditionnera grandement sa culture, donc son conditionnement, d’une part, et son niveau de vie, donc le temps disponible pour réfléchir d’autre part.

En effet, l’utilisation du cerveau est très dépendante de la satisfaction des besoins vitaux. Par exemple, celui qui est affamé, assoiffé et sans abris, aura probablement à se préoccuper d’une seule chose avant toute autre : trouver ce qui lui est absolument nécessaire… S’interroger sur le libre-arbitre ne peut être qu’une préoccupation de ceux qui ont du temps pour utiliser leur système nerveux central pour autre chose que pour survivre…

Bref, il faut déjà échapper à la pression de nécessité immédiate et vitale, pour utiliser son cerveau pour réfléchir, d’abord, et éventuellement faire des choix autres que pulsionnels, automatiques.

On voit bien que l’éventualité de pouvoir faire un tel type de choix est totalement dépendant, au départ, d’une grande quantité de facteurs extérieurs.

Si tout est déterminé, alors ce que nous pensons être une liberté n’est que l’ignorance de lois qui ne sont simplement pas encore connues, mais qui expliqueraient nos choix.

Les conséquences seraient alors qu’il n’y a aucune raison d’être angoissé, ou de douter… puisque tout choix répondant à une cause, les conséquences sont alors inéluctables. Et du même coup, au placard  la notion d’autonomie.

Pire, cela signifierait que ceux qui nous dirigent seraient là par une espèce de nécessité. Quand on observe juste notre président, on peut être inquiet quand à la logique du déterminisme. Et Bachelot ministre de la Santé… (non, sérieusement, Bachelot ministre de la Santé par le jeu du déterminisme !?…). Si déterminisme il y a, pour le moins je dirais qu’il est maladroit.

C’est ce qui me fait un peu douter du montage, pour tout dire.

Ne sommes-nous vraiment pas libre du tout lorsque nous faisons un choix ? Je veux dire sans tenir compte du hasard de la naissance, et de tout ce qui a fait qu’on a pu arriver à ce moment du choix…

Sartre prétendait un peu par provocation que l’homme n’a jamais été aussi libre que pendant l’Occupation. Pourquoi ? Parce que l’individu se trouvait confronté à un choix : collaborer avec l’occupant ou résister à l’occupation. De fait, un choix s’imposait de l’extérieur, et l’individu se trouvait devant l’obligation de choisir, et d’avoir, donc, la liberté dans le choix.

Maintenant discutons…

Mon avis est que la liberté est une notion relative, une variable non simplement binaire. Plutôt que de liberté absolue ou d’absence de liberté, je préfère parler de degrés de liberté.

Sartre nous parle de la liberté de choisir. Il est facile de monter d’un échelon : il faut pour cela avoir la liberté de choisir de faire un choix. Autrement dit, l’individu n’attend pas que l’extérieur lui impose un choix, mais se met lui-même devant un choix, en se posant certaines questions.

S’interroger, c’est ce que j’appellerais être en état d’éveil. Cela ne consiste, finalement, qu’à imiter l’enfant qui est le prototype même de l’individu en éveil. En effet, il veut savoir.

Ce que je veux faire avec ce blog, c’est bousculer le lecteur autant que je me suis moi-même bousculé en posant des questions simples, comme le fait un enfant. Sa spécialité c’est de demander : pourquoi ?

J’ai juste fait de même, et cela a donné : Pourquoi réanimer un mort (à un âge avancé, en particulier) ? Pourquoi publier (si cela n’a aucun intérêt scientifique, en particulier) ? Pourquoi des certificats médicaux chaque année pour la pratique d’un sport-loisir, alors que la législation en dispense après la première inscription ? Pourquoi soigner certains humains alors que d’autres sont abandonnés ? Pourquoi vacciner toute une population pour une maladie bénigne (quand le pays est en crise, que les hôpitaux sont en déficit, en particulier) ? Pourquoi l’industrie pharmaceutique s’occupe-t-elle de la formation des médecins ? Pourquoi fournir un CV juste parce qu’on me le demande, quand cela ne sert à rien ? Ou, plus léger, pourquoi s’obliger à faire la fête à date − voire à heure − fixe ?

Voilà, je ne fais que poser les questions et partager mes réponses, c’est tout. Chacun peut y répondre à sa façon. Mais la différence, c’est qu’il y aura un choix à faire, après… offrant justement la possibilité d’un libre arbitre un peu plus grand. Ensuite, tout se passe entre soi et soi : je continue comme avant ou bien je change quelque chose ?

Qui ne voit arriver la question qui dérange : Pourquoi vouloir que les autres se demandent pourquoi ? J’ai la réponse. C’est celle qu’on donne à l’enfant quand il commence à énerver : PARCE QUE !

Bah, puisque c’est toi, je vais répondre : Parce que sortir du formatage, c’est à dire devenir plus autonome, est la seule façon de remettre en cause les « déterminismes »  qui ne se soucient pas vraiment de l’humain. Par exemple, le règne sans partage de la finance ne peut pas mener au plus grand bonheur pour le plus grand nombre… mais je peux me tromper.

Il est difficile de parler d’autonomie, ou de libre arbitre, sans parler d’inconscient. Je veux dire d’inconscient, pas au sens freudien mais « laboritien », c’est à dire du formatage. Tout est résumé dans cette formidable conclusion d’Henri Laborit dans le film Mon oncle d’Amérique (d’Alain Resnais) : «Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, tant qu’on ne leur aura pas dit que, jusqu’ici, ça a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chances qu’il y ait quelque chose qui change. »

Le problème des adultes normaux et formatés, c’est qu’ils ne se demandent pas « pourquoi », mais « comment ». Comment publier, comment réanimer, comment rédiger un certificat, etc. La question n’est pas susceptible de poser un problème de choix, mais juste de moyens.

Et puis je pense que le doute est plutôt sain, et que vivre sans penser qu’il existe au moins une petite part de liberté dans nos choix est quasiment sans intérêt.

Pour aller un peu plus loin, je dirais que le libre arbitre me semble une notion ayant assez peu d’intérêt ; ne suffit-il pas de raisonner sur la liberté, car parler de liberté de choix est, à mon sens, un pléonasme. En effet, un choix non libre n’est pas un choix mais une réponse automatique, et la liberté ne peut être autre chose que la liberté de choisir, non ?

Peut-être que la discussion sans fin sur ce sujet depuis des siècles n’a finalement servi qu’à obscurcir l’esprit du croyant, car la notion de libre arbitre a quand même surtout permis de dégager Dieu de toute responsabilité, rendant ainsi l’humain punissable car coupable de ses errements par rapport aux Saintes Écritures…

Mes amitiés.

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3 Responses to À Philippe Jullian

  1. jullian says:

    Merci pour ta presque hagiographie, en ce qui concerne ta réponse et pour relancer le débat:
    1/ Je ne pense pas que l’on puisse dire qu’une liberté est relative je me rattacherais plutôt à cette définition : être libre c’est accepté le fait d’être déterminé par des nécessités.
    2/ Tu n’abordes que le déterminisme social, dans ton raisonnement, où les causes sont évidentes il en est autre chose du déterminisme universel.
    3/ En ce qui concerne le choix que fais-tu du choix indifférent ?
    4/ Libre dans un contexte d’occupation cela me semble un peu paradoxal sauf si on se fait une idée abstraite du mot liberté.
    5/ Je ne pense pas que l’on puisse comparer le POURQUOI de l’enfant et celui de l’adulte: chez l’enfant c’est principalement la curiosité, chez l’adulte cela peut avoir en plus un caractère revendicatif.
    6/ Je pense que l’humain , l’humanité répond au principe de causalité et donc par la même est forcément déterminé: ce qui différencie un être humain d’un hominidé c’est la culture, l’éducation…
    7/ Entre Freud et Laborit est-il plus facile de contrôler ses pulsions ou son inconscient ?
    8/ Qu’est ce qu’un adulte normal ?
    9/ Le libre arbitre n’est pas une simple notion et aussi difficile à aborder que le déterminisme et on la.

  2. jullian says:

    et on laisse saint Augustin de côté