Nous sommes le soir du 24 décembre. Je suis seul − par choix − et je m’interroge sur l’intérêt de ces fêtes. Bien sûr, il y a mille raisons de les détester, dont l’aspect commercial et l’aspect obligatoire… Mais il est probable que quelque chose de plus profond encore me gêne. Je pense que cette fête, comme toutes les autres, nous « accroche » (je ne trouve pas d’autre mot) à la société telle qu’elle est. Accrochés à la société, nous y sommes obligés. Mais pas à la société telle qu’elle est. Il y a trop de bêtise dans notre façon de fonctionner ensemble pour que je puisse me laisser « accrocher ». Ces fêtes sont, pour moi, une expression de cette bêtise. Et curieusement, quand on prend de la distance, on s’aperçoit que nombreux sont ceux qui subissent à contre-cœur la contrainte. Un exemple : pourquoi, après avoir amené le sujet, autant de personnes m’avouent en avoir assez d’être obligées de trouver des cadeaux pour des enfants qui ont déjà tout ? Et qui se dispenseraient bien du réveillon en famille… mais c’est ainsi, que voulez-vous…?
J’ai l’impression que les fêtes, comme beaucoup d’autres « institutions traditionnelles » sont là pour nous empêcher de penser, du simple fait qu’il n’y a pas de remise en cause possible (cela ne se discute même pas). Bien sûr, je ne suis pas un spécialiste de l’ethnologie, de la psychologie, de la sociologie, mais je suis tout de même confronté tous les jours à la question essentielle de l’Homme depuis qu’il a commencé à avoir une conscience.
La conscience est ce qui, dit-on, distingue l’homme de l’animal ; on dit qu’à partir du moment où il a su − où il a pris conscience − qu’il allait mourir, l’homme s’est distingué des autres animaux.
Le problème de l’Homme, c’est qu’il a tendance à avoir la mémoire courte, dès que les conditions le lui permettent. Combien, dans nos sociétés « développées », vivent comme s’ils étaient immortels ? Ils ont oublié… Ou peut-être la société elle-même fait en sorte de leur faire oublier la réalité.
Il se trouve que mon métier même consiste à côtoyer la mort, et sa réalité n’est donc pas une idée abstraite. Ce renforcement permanent de l’idée de mort est même ce qui me fascine, car je sais que je touche là à l’essentiel.
Toute une philosophie peut prendre naissance, sur ce simple fait naturel. Une philosophie au sens antique du terme, c’est à dire une façon de vivre…
Il peut, en effet, être consternant de savoir que tout va finir, inévitablement… obligatoirement, et à quoi bon se démener dans cette vie qui n’a, au fond, pas de sens ? On peut aussi prendre les choses autrement, et se dire que si la vie n’a pas de sens, cela nous donne une certaine liberté de penser et d’agir… à condition d’être détaché de toute forme de religion. Et il est possible, alors, de donner un sens à sa propre vie. Autrement dit, la vie n’a pas de sens, mais rien n’empêche d’en donner à la sienne.
Tout n’est que question de hauteur de vue pour l’analyse d’une situation. Par exemple, il est convenu que la possession d’un compte en banque bien rempli est un objectif de vie, voire même le symbole d’une vie réussie. Et tout le monde s’engouffre dans cette brèche… qui ne tient pas une seconde si on veut bien regarder la mort en face. Avons-nous du temps à perdre à gagner de l’argent ? Dans le même ordre d’idée, avons-nous du temps à perdre à faire du mal autour de nous ?
N’est-il pas préférable − rentable même comme le suggère Michel Onfray − d’avoir un comportement pacifique ? Tout ce qui est source de conflit, comme la compétition, est nuisible à tous à plus ou moins long terme. Il m’est impossible de ne pas avoir de compassion pour moi-même et pour les autres devant notre fin inévitable. Je ne comprends pas que l’on ne puisse pas ressentir une espèce de fraternité face à ce destin partagé.
Comment l’homme a-t-il pu arriver à être aussi nuisible envers lui-même ? La seule explication que je trouve est que l’intérêt de certains aux dépens de l’intérêt de tous est l’idée absurde qui prévaut.
Si, pour reprendre la théorie de Laborit et de Selye, la finalité de l’individu n’est pas la même que la finalité de l’espèce, il se passe la même chose que dans un organisme atteint d’un cancer : le cancer se développe pour son propre compte, et entraine l’organisme dont il fait partie vers une mort prématurée. Il se passe exactement la même chose avec l’humanité. La « gourmandise » de certains nous entraine vers la destruction de l’environnement pour le seul profit qui doit être toujours plus grand…
Comme nous l’apprennent ces grands chercheurs, il n’existe pas de hiérarchie dans un organisme. Il n’y a pas de cellule « supérieure » à une autre. Elles ont juste des fonctions différentes, et chacune travaille dans l’intérêt de l’ensemble qui est le même que l’intérêt de chacune : maintenir sa structure. Cela nous montre que, comme cela est toujours le cas, l’association est préférable à la compétition.