Bluff

La particularité de mon métier, c’est d’être confronté à des situations pas vraiment ordinaires. C’est normal, ce sont des gens comme moi qu’on appelle lorsque ces situations se produisent : arrêt cardiaque, accident de circulation, et autres situations de détresse vitale. Cela permet de briller en société en racontant des histoires extraordinaires, mais, surtout, cela permet de ne pas se raconter d’histoires à soi même. Confronté au grand malheur des autres, cela permet de réfléchir sur ce qui est vraiment important dans la vie. Mais ce n’est pas mon propos ici (déjà abordé ). Mon propos, c’est de raconter ce qu’il y a de moins intéressant dans ce même boulot : le contact avec ceux qui sont « sains », ceux qui nous ressemblent. Il y a aussi beaucoup à dire…

Avec le temps, on apprend à ne pas s’énerver inutilement. C’est l’avantage de l’expérience. Parfois il est quand même difficile de garder son calme. Par exemple, en régulation, avec cet appel d’un secouriste :
« Enfant de 15 ans qui a eu un traumatisme du genou au sport. Pas de déformation ni gonflement. Nous avons mis une attelle. Son père est sur place. »
Je lui demande s’il est véhiculé, et dans l’affirmative, je propose que son père l’emmène aux urgences. Mais le père n’est pas content : « Pourquoi vous n’envoyez pas les pompiers ?
− Parce que ce n’est pas nécessaire.
− Mais je ne peux pas prendre le risque de le transporter… Et comment voulez-vous que je le mette dans ma voiture ?
− Vous vous débrouillez. De toute façon, il est hors de question que je vous envoie un moyen.
− Donnez-moi votre nom ! (procédé classique pour intimider l’interlocuteur… sauf que ça ne m’intimide pas)
− Dr Accadia… avec deux « C ». Au revoir monsieur. »
(Si je reste un peu au téléphone, j’ai droit en général au classique « c’est non assistance à personne en danger » et tout aussi classique « je paie mes impôts, j’ai droit aux secours ». Mais je ne leur en laisse plus le temps…)
Cinq minutes plus tard, nouvel appel pour la même affaire, mais cette fois-ci j’ai un dirigeant du club au bout du fil : « Docteur, le jeune homme a tendance à perdre connaissance…
− D’accord, je vois (c’est à dire que je sais que certaines personnes savent quoi dire pour obtenir ce qu’elles veulent). Je vais donc vous envoyer une ambulance privée. Mais vous pouvez dire au père, que j’ai eu tout à l’heure au téléphone, que si le transport n’est pas justifié il sera à ses frais. Au revoir. »
Bien sûr que je bluffais, car il est impossible de suivre les affaires et de s’opposer au remboursement de la course quand c’est nous-même qui l’avons déclenchée… Mais ce qui compte, c’est le résultat : encore cinq minutes plus tard, nouvel appel pour finalement annuler l’ambulance !

Une autre histoire m’avait particulièrement marqué : une nuit, un jeune homme appelle pour son amie, 25 ans :
« − Docteur, je vous appelle parce que mon amie vomit.
− Oui. Combien de fois a-t-elle vomi, et depuis quand ?
− Ben… une fois, juste maintenant.
− Mais… Elle se plaint de quoi d’autre ? Douleur, fièvre ?
− Non, rien ! Elle a juste vomi, c’est tout. »
Quand je repense à cet appel, je reste encore sans voix. Peut-être, d’ailleurs, ai-je simplement raccroché, je ne me souviens plus…

Ces affaires, caricaturales mais bien réelles, posent le problème de l’incapacité de beaucoup trop de gens à affronter la moindre anomalie de santé, et, en prime, avec pour objectif principal de surtout dégager leur responsabilité dans l’histoire s’il s’agit d’un tiers. Bien entendu, le tort est partagé : je me souviens des campagnes de pub (plus que d’information) avec grandes affiches où il était noté qu’au moindre problème de santé il fallait appeler le 15… appel gratuit, bien sûr… Difficile de demander aux gens d’être responsables quand tout est fait pour les assister plus que les aider.

Il était un temps où je me battais bec et ongles pour ne pas lâcher la moindre dépense injustifiée. Mais c’est trop coûteux en énergie. On y laisse sa santé. J’essaie de me détacher car tout le système serait à revoir… Il ne me reste plus qu’à m’amuser, à bluffer par exemple…

Malheureusement, cela ne m’amuse pas…

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