Je vais parler de la mienne, si vous me le permettez. Pas qu’elle soit un exemple, mais c’est la seule pour laquelle je peux me prononcer. En effet, la « réussite » étant un jugement de valeur, selon le point de vue que l’on choisit une même vie peut paraitre réussie ou ratée. Par exemple, si on choisit la possession d’un 4X4 comme critère de réussite, ma vie est − et restera − un échec… Ainsi, me semble-t-il, le problème n’est pas de savoir si une vie est réussie ou non, mais si celui qui la vit la trouve réussie ou non. Après tout, qu’importe si quelqu’un trouve ma vie ratée ? Si moi je la trouve réussie… n’est-ce pas le principal ?
Cette petite introduction parce que je pense que lorsque j’aurai brossé le tableau sans concessions de ma vie, la majorité des gens la trouveront plutôt ratée. Au moins pas extraordinaire. Si je raconte quand même mon histoire, c’est parce que presque chaque fois que j’explique comment je vis, j’ai droit à : « C’est toi qui a raison ! ».
Passons rapidement sur une enfance sans problème : élève peu cultivé (milieu ouvrier et, qui plus est, de migrants), j’étais quand même doté d’un cerveau qui fonctionnait plutôt bien. L’arrivée en force des mathématiques modernes a permis à des gens comme moi de tirer leur épingle du jeu, le milieu social n’étant d’aucune aide dans cette nouvelle matière qui était aussi la plus importante. J’ai donc pu avancer sans problèmes jusqu’au baccalauréat et commencer des études de médecine. Lorsque j’ai réussi le concours, les plus heureux furent mes parents. Un fils médecin, quel honneur !
Dire que j’ai galéré pour ces études, le mot est faible. Je vivais dans un milieu inconnu, plutôt hostile, avec des clés que je n’avais pas. Le temps que j’ai perdu à chercher les étymologies dans des dictionnaires linguistiques (grec ancien) plutôt que dans les dictionnaires médicaux dont j’ai ignoré longtemps l’existence ! Personne pour m’aider au début de ce dur chemin…
Et puis les années passent. Je souhaite m’installer en médecine générale. Pour me préparer à l’urgence, je choisis un stage d’interne au SAMU. J’ai compris alors que s’installer n’était pas un choix pour moi : j’aimais le travail en équipe et le résultat immédiat (ou pas…) de la thérapeutique. Adieu le cabinet, car des postes d’urgentistes venaient de s’ouvrir. Ma mère a toujours été déçue, sur ce point : pour elle, un médecin ça avait son cabinet, c’était respecté et cravaté. De ce point de vue, j’ai toujours été un mauvais fils : jamais de cravate en stock (ni costard, d’ailleurs). Elle me disait souvent : « Regarde ton frère ainé, on dirait que c’est lui le médecin ! »
Ce n’est pas le seul point sur lequel je l’ai déçue, ma petite maman : elle rêvait que je sois propriétaire de mon logement. Elle est morte sans avoir eu non plus cette satisfaction. Encore aujourd’hui je suis locataire de « mon » appartement… Bref, du point de vue de ma mère, je n’ai pas été vraiment la réussite qu’elle avait souhaitée.
J’étais un bon petit soldat : toujours prêt à travailler sans tenir compte de la fatigue, sans jamais un mot plus haut que l’autre. Et puis il y a eu cet épisode du poste de PH pour lequel j’ai été berné (j’aurais préféré mettre « niqué », mot bien plus approprié, mais peut-être un peu trop empreint de vulgarité), et qui a fait que je me suis posé des questions sur ces gens que j’avais considérés comme des dieux pour diriger ce genre de service. L’éminence de la profession a, alors, perdu son aura. Définitivement.
Comme je l’ai écrit ailleurs, j’ai pris un peu plus de liberté par rapport au travail. Enfin plus exactement par rapport au temps que j’allais consacrer à mon travail. Je suis devenu « mi-temps ».
Vous l’aviez peut-être deviné, je ne suis pas vraiment matérialiste. Je fais même plutôt partie de ces gens qui pensent que posséder est source de soucis (rien de bien nouveau : déjà La Fontaine avait une fable sur le sujet, Le savetier et le financier). De fait, je n’ai pas de gros besoins, et contrairement à ceux qui adaptent leurs besoins à leurs revenus, moi j’ai adapté mes revenus à mes besoins.
Je me retrouve donc avec beaucoup de temps libre que je consacre à ce qui me plait. J’ai même l’avantage de n’être presque pas soumis à mon réveil (l’objet qui fait du bruit le matin quand on dort bien), ce qui a été pendant toute mon enfance la plus grande torture que je pouvais imaginer. Je n’avais jamais sommeil le soir, mais le matin c’était très différent… Déjà sur ce plan-là, ma vie actuelle est une réussite indiscutable.
Le matin − enfin, la plupart des matins −, lorsque mes yeux s’ouvrent, je reste au lit pour réfléchir : à ce que je vais faire dans la journée, à ce qui me ferait plaisir. Chaque journée est une improvisation qui commence en douceur. Ah oui, je ne vous ai pas dit, j’ai horreur de prévoir, de programmer. Stress niveau zéro. Pour une profession pourvoyeuse de nombreux candidats au « burn out », je m’en sors plutôt pas mal.
Un mot sur la dépression. J’ai beaucoup de sympathie pour les dépressifs, pour la simple raison qu’il y a, à mon sens, une logique à cet état : il suffit de regarder le fonctionnement du monde. Pour ce qui me concerne, je n’ai pas les dispositions pour en être atteint. Un peu comme ceux qui n’ont pas de dispositions pour attraper des coups de soleil… Tout s’arrête avant. J’arrive à être consterné, atterré (comme certains économistes), mais pas dépressif. C’est une question de constitution : je dois tirer plus du côté de Démocrite que du côté d’Héraclite.
Pendant longtemps, je n’osais pas trop aborder ce sujet du temps de travail. Pas que j’avais peur de passer pour un fainéant, mais je me disais que si tout le monde se mettait à faire comme moi, il risquerait d’y avoir des problèmes. Heureusement, les histoires sont différentes. J’ai été victime d’un défaut d’un système qui n’est pas remis en cause par ceux qui n’ont pas été touchés. Et donc, même si « on » pense que j’ai raison, que j’ai la belle vie, « on » ne fait rien pour aller vers ce genre de chemin. Finalement, tout le monde est content… Surtout moi !
Bref, sans costumes ni cravates, sans propriété (Ah si, au fait : j’ai mis mes économies dans des parts pour le rachat d’un gymnase pour sauver un dojo d’aïkido)… ou presque, sans ambitions et sans reconnaissance sociale (encore que j’ai quand même fini par être quelqu’un, ça y est !), sans projets non plus, eh bien… je me sens bien : j’aime bien ma vie. Dans le contexte d’un monde absurde, je la trouve plutôt réussie… Au moins jusque là…
Si être philosophe c’est vivre en accord avec ses pensées, je me sens plus philosophe que médecin. J’aime autant, remarquez…
Bonjour,
Je découvre peu à peu votre blog.
Récemment grâce à Henri Laborit dont je partage avec vous l’admiration.
Aujourd’hui, via ce post. Nous avons le même âge et le même rapport à l’argent. Et le même intérêt pour les autres, les arts… C’est rafraîchissant !
Certes, je ne suis qu’un patient, mais impatient de vous lire.
Keep the beat!
Alexandre
J’ai oublié d’ajouter la même extraction sociale.
Cooool,
on a quelques points communs :
internaute, toubib, traumatisé du réveil dès la plus tendre enfance, et….
Aikidoka ?
Bonne amusement sur ce blog !