Une observation… originale !

L’originalité d’une observation médicale relève habituellement du fond : une pathologie particulière, par exemple, ou une évolution particulière.

Cette observation-ci se distingue plutôt par la forme… le fond, médicalement parlant, n’ayant absolument aucun intérêt.

Je me trouvais au secrétariat du service, quand une des secrétaires me fit part de sa surprise alors qu’elle était en train d’archiver les dossiers de la veille. J’ai ainsi pu lire l’observation de celui qui, avec le temps, devint un ex-ami

Ce qui m’amuse, c’est de penser que cette observation aurait pu finir dans un classeur, sans que personne − excepté son auteur − n’ait eu connaissance de son existence. Je l’avais photocopiée pour ne pas la laisser disparaitre, me préoccupant déjà de la montrer (oui ben, c’est quand même pas courant comme observation !).
Je suis heureux aujourd’hui de pouvoir la diffuser plus largement par ce blog.

J’ai fait une transcription dactylographiée sous chaque feuille de l’observation…

Dermabrasion de la face interne du coude droit sur l’embase d’une pile du pont Lafayette.
SP
(Sapeurs Pompiers, pour le transport à) St Jo (hôpital St Joseph) porte pour soins externes.

Histoire actuelle :
Les coulisses de l’exploit.
Aventure au bout de l’extrême.

Observation :
Raymond aimait taquiner le goujon. Lassé sans doute de quatre vingts ans de classicisme en la matière, ou jalousant ses lointains collègues œuvrant dans des paradis fiscaux des mers du sud, il fixe son échelle spéléo (La Redoute ? Les 3 suisses ? Le chasseur français ? Prototype secret Raymond XB12 ? Le mystère reste entier…) à la rambarde du pont Lafayette, et la jette, altier,


dans l’azur dominant l’onde. Il enjambe le parapet et inscrit sa silhouette musclée en fond de toile des étendards qui claquent sous un zéphyr de gloire tandis qu’une midinette, dont le teckel agonise coincé dans la porte de la cabine téléphonique, s’égosille à prévenir les secours avant de perdre connaissance sous l’émotion.
Raymond progresse avec le flegme des baroudeurs roués, de haut en bas, tandis que les gosiers des badauds sèchent, de minute en minute.
Raymond prend pied sur l’embase d’une pile, et hume, en homme du métier, dans la moiteur du fleuve qui exhale, au travers de toute sa puissance née des flancs vertigineux de l’Alpe, le friselis des carpes alanguies dans le contre-courant. Tous les sens de Raymond, servis par son expérience octogénaire, les ont déjà piégé. L’enchainement hameçon margarine Téfal est presque un quasi souvenir tant l’inéluctable est gravé dans l’airain de la destinée. Que se passe-t-il ?


Le mur empierré de la pile saute d’un mètre, les jambes de Raymond se glacent tandis qu’une aspérité se loge sous ses phalanges.
Raymond le savait, car la montée de la grande côte est au sillon rhodanien ce que Frisco représente vis à vis de la tectonique de San Andreas : c’est, à coup sûr, le remake à la Guillotière du séisme de 1901.
« Donnez la main M’sieur ».
Que fait ce pompier au milieu de la journée de pêche de monsieur R. ?
Décidément tout bascule de nos jours, la géologie comme la sociologie.
« Bon sang ! » se dit Raymond en voyant son pantalon tout mouillé, « faut que j’aille me changer ».

Un jour, j’ai dit à l’auteur de cette observation qu’il était, pour moi, l’équivalent à l’expression écrite de ce qu’est Fabrice Lucchini à l’expression orale ; qu’il pouvait bien raconter n’importe quoi, c’était toujours agréable à lire, tant c’était toujours bien tourné. Ça l’a fait rire, mais j’ai senti qu’il était un peu déçu quand même… Probablement parce qu’il voudrait surtout donner du sens à ses mots… c’est çà dire qu’il y ait au moins autant de fond que de forme.

Mais est-ce vraiment nécessaire ?

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2 Responses to Une observation… originale !

  1. jullian says:

    Il y a du Frédéric Dard chez ce poète que je » connaissais bien »

  2. Oliv says:

    Je ne me souvenais pas que c’était si beau. Merci à l’auteur pour ce morceau de bonheur.